11
Les quatre amis échangèrent des regards furtifs et coupables. Clarissa et sir Rowland étaient tous deux sur le point de répondre, mais ce fut Clarissa qui parla :
— Oui. Il est venu vers… (Elle marqua une pause, puis :)… voyons… Oui, il était environ 18 h 30.
— C’est un de vos amis ? demanda l’inspecteur Lord.
— Non, je ne dirais pas que c’est un ami, répondit Clarissa. Je ne l’avais rencontré qu’une fois ou deux. (Elle prit délibérément l’air embarrassé, puis déclara d’une voix hésitante :) C’est… un peu gênant, en fait…
Elle lança un regard suppliant à sir Rowland, comme pour lui passer le ballon.
Ce dernier réagit promptement à sa requête non formulée.
— Peut-être, inspecteur, dit-il, vaut-il mieux que je vous explique la situation.
— Je vous en prie, monsieur, répondit assez laconiquement l’inspecteur Lord.
— Eh bien, continua sir Rowland, cela concerne la première Mrs Hailsham-Brown. Hailsham-Brown et elle ont divorcé il y a un peu plus d’un an, et récemment elle a épousé Mr Oliver Costello.
— Je vois, observa l’inspecteur Lord. Et Mr Costello est venu ici aujourd’hui. (Il se tourna vers Clarissa.) Pourquoi donc ? Aviez-vous pris rendez-vous ?
— Oh non ! répondit Clarissa avec désinvolture. En fait, quand Miranda – la précédente Mrs Hailsham-Brown – a quitté cette maison, elle a emporté une ou deux choses qui ne lui appartenaient pas vraiment. Oliver Costello se trouvait par hasard dans la région, et il est juste passé pour nous les rendre.
— Quel genre de choses ? s’empressa de demander l’inspecteur Lord.
Clarissa était prête à répondre à cette question.
— Rien de très important, dit-elle avec un sourire.
Prenant la petite boîte à cigarettes en argent qui se trouvait sur une table près du canapé, elle la tendit à l’inspecteur.
— Ceci en faisait partie. Elle appartenait à la mère de mon mari, et il y tient pour des raisons sentimentales.
L’inspecteur regarda pensivement Clarissa un moment, avant de lui demander :
— Combien de temps Mr Costello est-il resté ici quand il est venu à 18 h 30 ?
— Oh, très peu de temps, répondit-elle en replaçant la boîte à cigarettes sur la table. Il m’a dit qu’il était pressé. Environ dix minutes, je crois. Pas plus longtemps.
— Et votre entrevue a été tout à fait amicale ? s’enquit l’inspecteur Lord.
— Oh, oui ! l’assura Clarissa. J’ai trouvé très gentil de sa part de se donner le mal de nous rapporter les objets.
L’inspecteur réfléchit un instant, avant de demander :
— A-t-il dit où il allait en sortant d’ici ?
— Non, répondit Clarissa. En fait, il est sorti par cette porte-fenêtre, continua-t-elle en l’indiquant d’un geste. Pour tout dire, la dame qui s’occupe du jardin, miss Peake, était là, et m’a proposé de le raccompagner par le jardin.
— Votre jardinière habite-t-elle sur les lieux ?
— Eh bien, oui. Mais pas dans la maison. Elle habite le cottage.
— Je crois que j’aimerais lui parler, décida l’inspecteur Lord. (Il se tourna vers l’agent.) Jones, allez la chercher.
— Il y a une ligne téléphonique avec le cottage. Voulez-vous que je l’appelle, inspecteur ? proposa Clarissa.
— Si cela ne vous ennuie pas, Mrs Hailsham-Brown, répondit l’inspecteur Lord.
— Pas du tout. Je ne pense pas qu’elle soit déjà allée se coucher, dit Clarissa en pressant un bouton sur le téléphone.
Elle adressa un grand sourire à l’inspecteur, qui réagit en prenant l’air timide. Jeremy sourit à part lui et prit un autre sandwich.
Clarissa parla au téléphone :
— Allô ! miss Peake. Ici Mrs Hailsham-Brown… Je me demandais si cela vous ennuierait de venir à la maison ? Il s’est produit quelque chose d’assez important… Oh oui, bien sûr ! ça ne pose pas de problème. Merci.
Elle reposa le combiné et se tourna vers l’inspecteur.
— Miss Peake était en train de se laver les cheveux, mais elle va s’habiller et venir tout de suite.
— Merci, dit l’inspecteur Lord. Après tout, Costello lui a peut-être dit où il allait.
— Oui, en effet, c’est possible, convint Clarissa.
L’inspecteur paraissait intrigué.
— La question qui me tourmente, annonça-t-il à la cantonade, c’est pourquoi la voiture de Mr Costello est toujours ici, et où est Mr Costello ?
Clarissa lança un regard involontaire en direction des étagères et du panneau, puis balaya la pièce jusqu’à la porte-fenêtre pour guetter miss Peake. Jeremy, remarquant son regard, s’adossa d’un air innocent et croisa les jambes tandis que l’inspecteur Lord continuait :
— Apparemment, cette miss Peake a été la dernière personne à le voir. Il est sorti, dites-vous, par cette porte-fenêtre. L’avez-vous fermée à clé derrière lui ?
— Non, répondit Clarissa, debout devant la fenêtre et tournant le dos au policier.
— Oh ? interrogea l’inspecteur Lord.
Quelque chose dans le ton de sa voix poussa Clarissa à se retourner face à lui.
— Eh bien, je… je ne crois pas, dit-elle, hésitante.
— Alors il aurait pu rentrer par-là, observa l’inspecteur.
Il prit une profonde inspiration et annonça d’un air important :
— Je crois, Mrs Hailsham-Brown, qu’avec votre permission, j’aimerais fouiller la maison.
— Bien sûr, répondit Clarissa avec un sourire amical. Eh bien, vous avez vu cette pièce. Rien ne pourrait être caché ici.
Elle tint le rideau de la porte-fenêtre ouvert un moment, comme si elle attendait miss Peake, puis s’exclama :
— Regardez ! Par ici, c’est la bibliothèque. (Allant à la porte de la bibliothèque et l’ouvrant, elle suggéra :) Voulez-vous y entrer ?
— Merci, dit l’inspecteur Lord. Jones !
Tandis que les deux officiers de police passaient dans la bibliothèque, l’inspecteur ajouta :
— Voyez juste où mène cette porte, Jones, en indiquant une autre porte à l’intérieur de la bibliothèque.
— Très bien, monsieur, répondit l’agent, et il passa par la porte qu’on lui indiquait.
Dès qu’ils furent hors de portée, sir Rowland s’approcha de Clarissa.
— Qu’y a-t-il de l’autre côté ? lui demanda-t-il à voix basse, en indiquant le panneau.
— Étagères, répondit-elle laconiquement.
Il hocha la tête et se dirigea nonchalamment vers le canapé, tandis que l’on entendait la voix de l’agent lancer :
— Ce n’est qu’une autre porte donnant sur le hall, monsieur.
Les deux officiers revinrent de la bibliothèque.
— Bien, dit l’inspecteur Lord.
Il regarda sir Rowland, prenant apparemment note du fait qu’il s’était déplacé.
— Maintenant, nous allons fouiller le reste de la maison, annonça-t-il en se dirigeant vers la porte du hall.
— Je viens avec vous, si ça ne vous ennuie pas, proposa Clarissa, au cas où ma petite belle-fille se réveillerait et aurait peur. Remarquez, je ne crois pas qu’elle le fera. C’est extraordinaire comme les enfants peuvent dormir profondément. Il faut pratiquement les secouer pour les réveiller.
Comme l’inspecteur Lord ouvrait la porte du hall, elle lui demanda :
— Vous avez des enfants, inspecteur ?
— Un garçon et une fille, répondit-il brièvement, il sortit de la pièce, traversa le hall, et se mit à monter l’escalier.
— N’est-ce pas merveilleux ? observa Clarissa. (Elle se tourna vers l’agent.) Mr Jones, dit-elle en l’invitant d’un geste à la précéder. Il sortit de la pièce et elle lui emboîta le pas.
Dès qu’ils furent partis, les trois derniers occupants de la pièce s’entre-regardèrent. Hugo s’essuya les mains et Jeremy s’épongea le front.
— Et maintenant ? demanda ce dernier en prenant un autre sandwich.
Sir Rowland secoua la tête.
— Tout ça ne me plaît pas, dit-il. Nous nous enfonçons de plus en plus.
— Si tu veux mon avis, conseilla Hugo, il n’y a qu’une chose à faire. Nous dénoncer. Avouer maintenant avant qu’il ne soit trop tard.
— Bon sang, on ne peut pas faire ça ! s’exclama Jeremy. Ce serait trop injuste envers Clarissa.
— Mais nous lui attirerons des ennuis encore pires si nous continuons comme ça, insista Hugo. Comment allons-nous pouvoir emporter le corps ? La police va confisquer la voiture du type.
— Nous pourrions utiliser la mienne, suggéra Jeremy.
— Eh bien, ça ne me plaît pas, persista Hugo. Ça ne me plaît pas du tout. Bon sang, je suis juge de paix, ici ! Je dois tenir compte de ma réputation vis-à-vis de la police locale. (Il se tourna vers sir Rowland.) Qu’est-ce que tu en dis, Roly ? Tu sais garder la tête froide, toi.
Sir Rowland avait l’air grave.
— Je reconnais que ça ne me plaît pas, répondit-il, mais personnellement je me suis engagé dans cette entreprise.
Hugo eut l’air perplexe.
— Je ne te comprends pas, dit-il à son ami.
— Mets ça sur le compte de la confiance, si tu veux, Hugo, déclara sir Rowland.
Il regarda gravement les deux hommes, et continua :
— Nous sommes dans de sales draps, tous autant que nous sommes. Mais si nous nous serrons les coudes, et si nous avons un minimum de chance, je crois qu’il est possible que nous nous en tirions.
Jeremy avait l’air sur le point de dire quelque chose, mais sir Rowland leva la main et continua :
— Une fois que la police sera satisfaite et constatera que Costello n’est pas dans la maison, ils iront chercher ailleurs. Après tout, il y a des tas de raisons pour lesquelles il aurait pu laisser sa voiture et partir à pied. (Il eut un geste dans leur direction et ajouta :) Nous sommes tous des gens respectables : Hugo est juge de paix, comme il vient de nous le rappeler, et Henry Hailsham-Brown est haut placé au Foreign Office…
— Oui, oui, et tu as fait une carrière sans tache et même distinguée, nous le savons tous, intervint Hugo. Très bien, alors, si tu le dis, nous prenons le risque.
Jeremy se leva et hocha la tête en direction de l’alcôve.
— Nous ne pourrions pas faire quelque chose tout de suite pour régler ça ? demanda-t-il.
— Pas le temps maintenant, décréta sir Rowland, laconique. Ils vont revenir d’une minute à l’autre. Il est plus en sûreté là où il est.
Jeremy acquiesça à contrecœur.
— Je dois dire que Clarissa est stupéfiante, observa-t-il. Elle ne bronche pas. Cet inspecteur de police lui obéit au doigt et à l’œil.
La sonnette de la porte d’entrée retentit.
— Ça doit être miss Peake, je suppose, annonça sir Rowland. Allez lui ouvrir, Warrender, voulez-vous ?
Dès que Jeremy eut quitté la pièce, Hugo fit signe à sir Rowland de s’approcher.
— Qu’est-ce qui se passe, Roly ? murmura-t-il d’un ton pressant. Que t’a dit Clarissa quand elle t’a eu pour elle toute seule ?
Sir Rowland allait répondre, mais, entendant les voix de Jeremy et de miss Peake échanger des salutations à la porte, il eut un geste pour dire : « Pas maintenant. »
— Je crois que vous feriez mieux d’entrer ici, dit Jeremy à miss Peake en claquant la porte d’entrée.
Un instant plus tard, la jardinière le précéda dans le salon, avec l’air de s’être vêtue précipitamment. Elle avait une serviette enroulée autour de la tête.
— Que se passe-t-il ? voulut-elle savoir. Mrs Hailsham-Brown s’est montrée très mystérieuse au téléphone. Est-il arrivé quelque chose ?
Sir Rowland s’adressa à elle avec la dernière courtoisie.
— Je suis vraiment désolé que l’on vous ait arrachée à vos foyers de cette façon, miss Peake, s’excusa-t-il. Veuillez vous asseoir.
Il lui indiqua une chaise à la table de bridge.
Hugo avança la chaise et miss Peake le remercia. Il s’assit ensuite sur une chauffeuse, plus confortable, tandis que sir Rowland annonçait :
— Pour tout dire, la police est dans la maison, et…
— La police ? l’interrompit miss Peake, l’air stupéfait. Il y a eu un cambriolage ?
— Non, pas un cambriolage, mais…
Il se tut car Clarissa, l’inspecteur et l’agent revenaient dans la pièce. Jeremy s’assit sur le canapé, tandis que sir Rowland prenait position derrière le jeune homme.
— Inspecteur, annonça Clarissa, je vous présente miss Peake.
L’inspecteur Lord s’approcha de cette dernière. Son « Bonsoir, miss Peake » fut accompagné d’une petite courbette raide.
— Bonsoir, inspecteur, répondit miss Peake. Je demandais justement à sir Rowland : a-t-on dévalisé la maison, ou quoi ?
L’inspecteur Lord la considéra d’un œil inquisiteur, laissa passer un court instant, puis répondit.
— Nous avons reçu un coup de téléphone assez curieux qui nous a amenés jusqu’ici. Et nous pensons que vous pourriez peut-être éclaircir le problème pour nous.